Que reste-t-il de la Nation Arc-en-Ciel ? Ce que révèle le changement de présidence en Afrique du Sud
Alors que j’entame bientôt mon quatrième mois en Afrique du Sud, le pays vient de vivre un moment fort de son histoire : la démission de Jacob Zuma, président depuis 2009, et l’élection de Cyril Ramaphosa, président de l’ANC depuis 4 mois seulement, à la tête du pays. Ce changement de présidence en dit long sur la situation politique actuelle sud africaine et sur ses possibles évolutions. Pour tenter d’en comprendre les différents enjeux, je vais donc essayer ici de retranscrire ce que j’ai lu et entendu sur ce sujet de la part des sud-africains eux même.
Pour commencer, il est nécessaire de revenir rapidement sur le fonctionnement du système électoral sud-africain. Ici, le système de scrutin est un « scrutin proportionnel plurinominal », c’est à dire – oui, ça veut bien dire quelque chose – que lors des élections nationales, les électeurs votent pour un parti qui obtiendra un nombre de sièges proportionnel au nombre de voix obtenues. Ensuite, c’est le parti lui même qui désigne le président de la République. Concrètement, depuis 1994, soit depuis les premières élections démocratiques sud africaines, l’ANC a toujours remporté les élections. Et le président de l’ANC (élu en interne, donc) a toujours fini par être désigné président de la République par les membres de son parti. C’est pourquoi les élections internes à l’ANC sont cruciales pour le pays : depuis plus de vingt ans, le président du parti est automatiquement proclamé président de la République.
Mais la stabilité de cette domination politique est mise à mal depuis quelques années. Les différentes affaires de corruption dans lesquelles Jacob Zuma (à son élection en 2009, il était présenté, et vu, comme « l’homme du peuple ») et plusieurs membres du parti sont impliqués ont fortement entaché l’image du parti et son quasi monopole au sein de l’échiquier politique. La branche gauche de l’ANC a d’ailleurs marqué sa division en créant un nouveau parti en 2013, Economic Freedom Fighters (EFF) qui séduit et rassemble de plus en plus d’anciens électeurs déçus de l’ANC. A droite, DA (Democratic Alliance), a gagné la province du Cap Occidental, acquise à l’ANC depuis 2004, puis a remporté 22 % des voix aux élections de 2014. Deux ans plus tard, aux élections municipales de 2016, l’ANC perdait presque 8 points au niveau national.
C’est donc ce contexte de fragilisation d’un parti ayant fait l’unanimité pendant longtemps et considéré encore aujourd’hui par une grosse partie de la population comme le « parti de la libération » qui permet de comprendre ce qui s’est joué et ce qui va se jouer en Afrique du Sud. Car si l’ANC bénéficie encore de ce soutien massif et si sa chute est redoutée par un grand nombre c’est que le jeu politique est, à l’image du reste du pays, défini par les divisions raciales et conditionné par les tensions qu’elles expriment. En Afrique du Sud, on pense en noir et blanc, partout et pour tout. Dans les villes par exemple – pour grossir le trait (quoiqu’à peine) – il y a des quartiers noirs, des quartiers blancs, des quartiers « coloured » (terme qui désigne tout ce qui n’est ni noir ni blanc), des bars noirs, des bars blancs, etc. Certains espaces mixtes existent néanmoins, mais ils se situent dans un entre-deux d’abord défini par la classe : blanc.he.s et noir.e.s ni trop pauvres, ni trop riches. Le jeu politique est donc, lui aussi, organisé racialement : à gauche, les noir.e.s, à droite les blanc.he.s, au milieu… L’ANC, qui tente de lier les deux : des représentant.e.s noir.e.s qui ne bouleversent ni l’économie ni le pouvoir blanc.
A la fin de l’apartheid, le grand pari du pays était de réussir la transition démocratique tout en évitant la guerre civile : le but était de contenir les esprits de vengeance de la population noire tout en assumant l’Histoire terrible qui venait de se dérouler. Réunir tous et toutes sous le mythe de la « nation arc-en-ciel ». L’ANC réussissait ce pari des deux côtés. Un héros noir pour les noir.e.s : Mandela, enfant du pays, héros de la lutte anti-apartheid. Et un héros noir pour les blanc.he.s, avec qui le pouvoir blanc a négocié longtemps les conditions de sortie de l’apartheid, qui condamnera les violences des blanc.he.s envers les noir.e.s sous l’apartheid autant que les violences commises envers les blanc.he.s par les mouvements noirs de libération, qui refusera l’expropriation des blancs des terres dans un pays où 85 % des terres étaient détenues par ces derniers (73% aujourd’hui). 25 ans après, dans certains milieux militants sud-africains, on entend que Mandela était le héros des blancs, le gardien du pouvoir et de la domination blanche.
Voilà ce que la chute de l’ANC voudrait dire : rouvrir des cicatrices, gratter des plaies à vif, se poser les questions qu’on a toujours tenté de dissimuler. Pour une grande partie de la population, il y a une peur profonde de ce qui pourrait se passer le jour où l’ANC perdrait son monopole.
C’est pourquoi Jacob Zuma a été poussé à la démission par son propre parti : son image et les affaires dans lesquelles lui et son clan étaient/sont empêtrés remettaient trop fortement en cause la victoire de l’ANC aux élections nationales de l’année prochaine. C’est aussi ce qui explique pourquoi Cyril Ramaphosa, nouvellement élu, axe sa campagne sur un discours largement anti-corruption, pour marquer la rupture avec son prédécesseur et redorer l’image du parti : « Les problèmes de corruption, les problèmes liés à la nécessité de redresser les entreprises publiques (…) font partie de nos priorités. Ce sont des problèmes auxquels nous allons nous atteler. Je travaillerai très dur pour essayer de ne pas décevoir le peuple sud-africain. » (Discours de Cyril Ramaphosa devant les députés le jour de son élection).
Mais que penser de ce nouveau président ? D’un côté, il y a comme je l’ai dit plus haut le soulagement de penser que la stabilité du pouvoir de l’ANC est sauve et qu’elle va pouvoir perdurer (pour beaucoup de sud-africains, le fait que le pouvoir puisse passer aux mains de DA ou de EFF est au mieux pas souhaitable, au pire impensable). La fin de « l’ère Zuma », annoncée par la démission de ce dernier, était attendue et a été très largement applaudie. Mais de l’autre côté, la perspective de voir à la tête du pays le sulfureux Cyril Ramaphosa inquiète. En effet, dans les organisations militantes que je fréquente, l’arrivée au pouvoir de ce nouveau président est loin de faire l’unanimité. Plusieurs ombres viennent noircir le tableau de ce qu’ont parfois présenté les médias occidentaux comme « le sauvetage de l’Afrique du Sud ». D’abord, on se demande comment celui qui a profité des politiques du « Black Economic Empowerment » (politiques post-apartheid obligeant les entreprises à faire entrer des non blanc.he.s dans leurs organisations et dans leurs directions) pour passer du statut de syndicaliste à celui de business man (il est aujourd’hui un des hommes les plus riches d’Afrique) va pouvoir transformer en profondeur la situation -critique- des plus précaires -nombreux- dans ce pays. Celui qui est impliqué dans le « massacre de Marikana », ce 16 août 2012 où 32 mineurs en grève sont morts sous les balles de la police sud-africaine : ces derniers réclamaient une augmentation de salaire de la part de la société Lonmin, dont Ramaphosa était actionnaire et membre du conseil d’administration. Il est, pour beaucoup, le responsable du massacre ayant usé de ses relations politiques pour faire pression et ordonner d’ouvrir le feu. Enfin, les premières mesures adoptées à son arrivée au pouvoir donne le ton de son projet politique : augmentation de la TVA, nouvelle taxe sur le carburant, les cigarettes et l’alcool… L’austérité comme seule réponse et rien sur le chômage, sur l’évasion fiscale ni sur la corruption, qui pourtant gangrènent cette société et font de l’Afrique du Sud ce qu’elle est aujourd’hui : l’un des pays les plus inégalitaires au monde.
Ainsi, même s’il est difficile d’imaginer ce que l’arrivée de Ramaphosa à la tête du pays pourra transformer – quoiqu’on imagine assez facilement que cela n’ira pas dans le sens d’une réduction des inégalités ni d’une rupture avec un néolibéralisme effréné – le processus par lequel il est arrivé au pouvoir révèle beaucoup sur ce que me semble être la société sud-africaine aujourd’hui : une société terrorisée par son histoire, qui tient sur un mythe que les divisions multiples (raciales, ethniques, politiques, etc) à la fois menacent et structurent.