Qu'est-ce qu'on attend ?
A la faveur de ce mois de janvier, les pneus brûlent, la colère refait surface. L’annonce, au titre de la loi de finances 2018, de l’augmentation des prix de plusieurs produits quotidiens, comme le carburant et les recharges téléphoniques, ainsi qu’1% supplémentaire de TVA a finalement mis le feu aux poudres du mois de janvier, traditionnellement.
A Kasserine, Thala, Gafsa, Tunis, Qbili, Sidi Bouzid… Le même mécontentement, les mêmes mots. La dignité, la vie trop chère. L’inflation, en 2017, a été de 6,4%, et a touché principalement les produits de première nécessité : +8,3% pour les produits alimentaires dont +20% pour l’huile et +11,9% pour les légumes !
Alors, en plein anniversaire de la révolution, quand de nouvelles augmentations sont de nouveau annoncées, jeunes et moins jeunes descendent dans la rue. Pour certains même, la violence reste la seule solution. A l’ouest du pays, d’autres sont partis en groupe vers l’Algérie.
Un nouveau mot d’ordre est également né ces derniers jours : « fech nestanéou », qu’est-ce qu’on attend ? (pour en savoir plus sur le mouvement, lire cette interview et cette analyse). C’est autant une question posée à soi même qu’aux gouvernements. Qu’est-ce qu’on attend pour vraiment faire changer les problèmes qui étaient à la base de la révolution : la dignité, l’emploi, la réduction des inégalités. Qu’est-ce qu’on attend pour leur montrer qu’on n’est pas content ? Encore plus de pauvreté ? Un retour des magouilles et de la corruption ? Qu’est-ce qu’ils attendent pour réellement s’attaquer aux problèmes socio-économiques du pays ? A l’accès aux soins, à la construction de nouvelles infrastructures, d’hôpitaux, d’écoles de qualité, d’offre culturelle ? Qu’est-ce qu’on attend pour réellement répondre au problème du chômage des jeunes, notamment diplômés ? Qu’ils soient tous soit partis à l’étranger soit devenus travailleurs précaires ou journaliers ?
Le sentiment, encore et toujours partagé ici, est que rien n’a changé. Que les grandes déclarations sur la corruption n’ont pas été traduites par des actes. Que les politiciens ne sont pas du tout préoccupés par les affaires du peuple mais ne se soucient que de leurs propres intérêts, et ce quel que soit leur bord.
Ce pourrait ne pas être qu’un sentiment. En effet à la fois sur le plan politique et sur le plan économique, depuis 2011 la situation n’a pas beaucoup progressé, voire s’est détériorée.
Sur le plan politique, des institutions ont bel et bien été mises en place : nouvelle constitution reconnaissant les libertés personnelles et l’égalité régionale, élections libres, instance de lutte contre la corruption, justice transitionnelle. La liberté d’expression, d’association, le vote sont des acquis relativement bien établis. Cependant, les modes de fonctionnement antérieurs, les réseaux de pouvoir mafieux demeurent ancrés dans la société. A titre d’exemple, l’Instance Vérité et Dignité, cour de justice transitionnelle, a eu bien du mal à faire son travail et à rendre des jugements. Plus important encore, l’administration n’a pas été changée. Les fonctionnaires de l’Ancien Régime sont donc toujours chargés d’administrer le pays, font perdurer les mêmes résistances qu’auparavant et pour certains conservent leurs liens politiques leurs permettant d’avantager les plus puissants.
Et aujourd’hui c’est un retour de l’absolutisme à peine caché qui est en marche. L’interview du Monde avec Béji Caïd Essebsi, président de la République et ancien ministre de Bourguiba puis membre du RDC de Ben Ali et président de l’Assemblée Nationale, est révélatrice. Il affirme notamment que le régime doit être changé, même s’il ne fera pas lui-même, afin d’accorder plus de pouvoir au président, et que l’IVD n’a pas rempli son rôle, alors qu’en tant que président de la République il aurait pu faciliter la tâche de cette institution. Dans la même veine, un récent rapport de l’International Crisis Group prévient contre « la dérive autoritaire ». Le régime se présidentialise, le président voulant limiter les pouvoirs de son premier ministre. Les moyens et l’indépendance financière n’ont pas été donnés au Parlement ou aux instances transitionnelles pour fonctionner correctement. Le rapport analyse également l’emprise du jeu partisan sur les instances indépendantes constitutionnelles, ainsi que sur la cour constitutionnelle, qui ne sont toujours pas en place et sont devenus des enjeux de pouvoir d’influence pour les deux principaux partis. Enfin, plus de la moitié des membres du gouvernement actuel sont des anciens du RCD et ils gouvernent conjointement avec le parti islamiste Ennahda, supposé être leur pire ennemi mais avec lequel ils s’accordent sur une politique conservatrice de la société et libérale économiquement, dans une stratégie de captation maximale du pouvoir.
Pendant ce temps, les techniques de répression de l’ancien régime continuent. La torture n’a pas disparu comme le montre le reportage très fouillé d’Inkyfada. Ces derniers jours, des pratiques d’oppression policière sont réapparues : des membres de fech nestanéou ont été arrêtés pour avoir distribué des tracts, un militant associatif important (secrétaire général de l’Union des Diplômés Chômeurs) a été violemment arrêté alors qu’il filmait une manifestation pacifique, un journaliste tunisien a été agressé par les forces de sécurité et un journaliste français a été convoqué par la police pour lui demander ses sources, alors qu’il avait travaillé à Tebourba, où un manifestant a été tué par la police. Cette dernière fait preuve de pratiques extrêmement violentes pour réprimer les manifestations. Selon le ministère de l’Intérieur, 773 arrestations auraient eu lieu depuis une semaine.
Quant à la situation économique, elle est comme un nuage noir qui plane au-dessus du pays. Comme évoqué plus haut, l’inflation est très rapide, rendant les populations pauvres de plus en plus pauvres. Le cours du dinar ne cesse de plonger, à la suite de recommandations du FMI qui estime depuis des années qu’il est sur-évalué. Mais sa constante dépréciation ne permet pas de résoudre le troisième problème, celui du déficit commercial, qui ne cesse de s’aggraver. En effet, si les exportations sont moins chères, donc plus compétitives, elles augmentent en volume mais non en valeur, alors que parallèlement, les importations sont beaucoup plus chères. Cette situation creuse encore plus le déficit de l’Etat tunisien, qui atteint presque 6% du PIB. Pour répondre à ce problème, l’Etat tunisien doit emprunter sur les marchés financiers, et le service de la dette ne fait que croitre d’année en année, dépassant maintenant les 20%. L’Etat doit aussi augmenter les salaires de la fonction publique, en réponse à l’inflation et aux demandes de l’UGTT, le principal syndicat du pays. Mais cela crée un fossé encore plus grand avec ceux qui ne travaillent pas dans le public ou n’ont pas un emploi stable.
Ainsi : pour répondre à son problème de déficit, l’Etat augmente les taxes, donc les prix augmentent. Le dinar perd de sa valeur donc les importations sont plus chères, donc les prix augmentent. La population n’a plus les moyens de consommer autant qu’auparavant, donc l’économie fonctionne au ralenti. Face au manque de ressources et à l’augmentation des prix, les personnes les moins aisées sont doublement perdantes. Leur mécontentement ne peut s’exprimer que dans la rue.
D’autant que l’Etat ne choisit pas d’investir dans les régions les plus défavorisées, et les taux de chômage y sont extrêmement haut, dépassant même les 50% dans le gouvernorat de Tataouine. Ces inégalités criantes (voir l’infographie d’Alternatives économiques dont l’image ci-contre) sont réaffirmées à chaque mouvement social, mais rien ne semble changer. Lorsque des investissements sont effectués, internes ou étrangers, c’est sur le littoral. Souvent, ce sont des investissements destinés à l’exportation, qui bénéficient du régime offshore, sans taxes. La situation économique ne s’est ainsi pas du tout améliorée dans les régions du centre, du sud et de l’Ouest du pays. Là-bas, les jeunes ne trouvent souvent pas d’autre alternative que l’émigration vers la côte ou l’Europe.
Pour répondre aux problèmes économiques, les gouvernants tunisiens semblent ne faire que suivre les préconisations de la Banque Mondiale, du FMI et de l’Europe, sans vision développée par eux-mêmes pour leur pays. Ou bien si, à travers la loi de « réconciliation économique » : l’amnistie des fonctionnaires ayant participé aux crimes de l’ancien régime était présentée comme permettant de gagner quelques points de PIB !
La légitimité des revendications des mouvements protestataires est ainsi telle qu’elle n’est même pas remise en question par les responsables politiques, qui se contentent d’essayer de récupérer ou de décrédibiliser et de criminaliser le mouvement. Mais alors que les discours de façade seront de mise et que le mouvement s’essoufflera, les problèmes économiques et l’impunité politique devraient encore avoir de beaux jours devant eux.