Face aux oeillères néolibérales en Tunisie

En Tunisie, les espoirs de la révolution de 2011 et la mise en place de la démocratie ne se sont pas accompagnés de la résolution des problèmes sous-jacents (chômage, corruption…). Le pays continue d’être influencé par l’Union Européenne, qui pousse pour des accords de libre-échange, contraignant la Tunisie à une spécialisation du travail peu qualifiée et polluante.

Une contre-révolution néolibérale mondiale

Après les grands mouvements des places de 2011 et sa courte phase de révolution autour des printemps arabes, des mouvements des Indignés et Occupy, des mouvements sociaux au Chili, à Hong-Kong et dans plusieurs pays d’Afrique sub-saharienne, une contre-révolution est en marche. Les responsables politiques occidentaux, qui se félicitaient des transitions démocratiques en Tunisie et en Egypte en 2011, n’ont pas dit un mot lors du coup d’Etat militaire du général Al-Sissi en 2013, ni lors de la répression sanglante qui l’a suivie. Ils n’ont pas même tenté de promouvoir un équilibre au Yémen, tombé depuis dans la guerre et le chaos.
Au sein des pays occidentaux même, les attentats terroristes ont permis de diffuser une idéologie sécuritaire, identitaire, croyant que la fermeture des frontières et le refus de l’accueil allait permettre de garantir sécurité et emploi. Cette idéologie, couplée à la crise de la dette, a permis de faire passer sans trop de mal des séries de réformes néolibérales mettant à mal les services publics, les garanties sociales, et l’équilibre budgétaire des Etats. Autant de réformes qui avaient été imposées dans des pays du Sud mais qui butaient sur des sociétés civiles trop fortes et un sentiment de sécurité en Europe depuis des années. Ces réformes néolibérales nationales ou européennes se couplent à une politique commerciale extérieure intense de la part de l’UE, qui négocie actuellement entre autres avec le Japon, le Maroc, la Tunisie, la Birmanie, la Malaisie, l’Indonésie, des pays d’Amérique du Sud… Le cadre multilatéral de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), où une grande majorité des pays du globe discutaient ensemble de la baisse des tarifs douaniers, n’arrive plus à jouer son rôle depuis le début des années 2000. Cependant, la libéralisation du commerce et des investissements s’est accélérée à travers la préparation d’une myriade d’accords bilatéraux et régionaux (près de 400 aujourd’hui dans le monde), qui posent des problèmes démocratiques, économiques, sociaux et environnementaux.

Révolution et contre-révolution en Tunisie

En 2011, la révolution de Jasmin a permis à la Tunisie d’effectuer une transition démocratique après les deux longs règnes de Bourguiba (1959-1987), porteur de l’indépendance, et Ben Ali (1987-2011). A travers une culture du consensus et un jeu politique dominé par les islamistes (modérés) d’Ennahdha et divers partis de gauche, une nouvelle Constitution a été votée en 2014. La Tunisie est donc dans une phase de consolidation de sa démocratie.
Cependant, les problèmes qui ont fait naitre la révolution persistent, notamment la corruption et le chômage des jeunes.  La division des forces de gauche et la relative décrédibilisation des islamistes ont permis au parti Nidaa Tounes, qui rassemble des cadres de l’Ancien Régime et quelques mouvements démocrates, d’arriver au pouvoir en 2014. Le pays se trouve donc à une période de contre-révolution, où ses gouvernants sont issus des anciens régimes et comptent conserver leurs privilèges. Une loi amnistiant les hommes d’affaires et fonctionnaires corrompus vient par exemple d’être votée. De plus, l’instabilité de la Libye voisine, ainsi que la présence de groupes terroristes dans le sud du pays permet à un discours sécuritaire d’avoir une place importante, au détriment des sujets de fond tel le chômage ou le modèle de développement choisis.

Le projet d’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) entre l’UE et la Tunisie

Dans ce cadre, l’Union Européenne a entamé des négociations avec la Tunisie pour la mise en œuvre d’un Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA). Un tel accord est pensé pour approfondir un précédent accord d’association entre l’UE et la Tunisie, afin de baisser à nouveau les barrières douanières et de permettre une interpénétration des biens, des services et des investissements. Cependant, l’ALECA pose de nombreuses questions sur le modèle de développement qu’il propose, sur les bénéfices qu’il prétend apporter, sur la libéralisation forcée de l’économie, les avantages aux multinationales, et ses conséquences environnementales.
Les traités de libre-échange sont très critiqués, dans la lignée des mobilisations contre l’OMC, notamment à Seattle en 1999. Ainsi, la mobilisation contre le traité entre l’UE et les Etats-Unis (Tafta), a été très importante en Europe et a permis son blocage. Ces traités ont tous une forme relativement similaire et posent plusieurs problèmes majeurs. Sur le fond, ils prétendent multiplier les échanges internationaux et permettre une croissance accélérée des économies.
Dans le cas de la Tunisie, aucune évaluation officielle n’a cependant été faite de l’Accord d’Association, mais une évaluation indépendante de la Fondation Rosa Luxembourg ne permet pas de conclure à une action bénéfique pour la croissance tunisienne. Malgré ce manque d’information, l’ALECA est sur la table pour accélérer le processus. Cependant, si ils ne servent pas nécessairement la croissance de l’économie, les traités protègent bel et bien les entreprises transnationales (européennes), qui dépensent de grandes sommes pour influencer leur contenu. Les traités leur permettent d’investir de nouveaux marchés, comme la Tunisie, à la fois pour vendre leurs produits, au détriment de la construction d’une économie locale, et pour bénéficier d’une main d’œuvre à faible coût. De plus, ils permettent une emprise des entreprises sur les politiques publiques, car il obligerait à la libéralisation de certains services publics, et protègerait les entreprises contre des politiques publiques allant en leur défaveur, à travers un mécanisme de règlement des différents. Enfin, ces accords sont négociés dans le plus grand secret, ce qui ne permet pas une consultation démocratique à leur sujet. Datagueule décrit brièvement mais efficacement ces problèmes dans le cas du Tafta :

La Tunisie se trouve quant à elle dans une position de faiblesse à la table des négociations. Son commerce et sa politique extérieurs sont très dépendant de l’UE et elle se présente seule face à 27 pays dont il faut avoir l’accord. Il est important pour elle d’avoir de ne pas froisser l’UE. Ainsi, dans le projet se trouve bien évidemment un mécanisme de règlement des différends, pour protéger les entreprises, ainsi qu’une liste de services publics à libéraliser. Dans le secteur agricole, l’ALECA serait également défavorables à la Tunisie, qui serait la seule à abaisser ses barrières douanières, et n’est pas en mesure de rivaliser avec les produits européens, issus d’une agriculture mécanisée et très subventionnée. La baisse des barrières douanières provoquera une perte de revenu pour l’Etat, dans un pays où il est pourvoyeur d’un nombre important d’emplois. Enfin, un tel accord entérine une spécialisation internationale du travail, dans laquelle la Tunisie reste cantonnée à des activités à faible valeur ajoutée et ne requérant que peu de qualifications, souvent polluantes, ce qui ne résout limite la croissance, ne résout pas le problème du chômage des jeunes diplômés, et aggrave les injustices environnementales.
En effet, l’industrie la plus importante en Tunisie est celle de l’extraction du phosphate, qui est ensuite exportée vers l’Europe pour être transformé en engrais chimique. Cependant, cette industrie est très polluante, ce qui a un impact direct sur les conditions de vie des populations des régions minières du Sud. Ce sont les populations les moins aisées qui en souffrent le plus en n’ayant pas les moyens de déménager autre part. Malgré le développement de cette industrie, les régions de Gafsa et Gabès restent moins aisées et plus touchées par le chômage que celles du Nord du pays. C’est d’ailleurs de là qu’a été en grande partie initiée la révolution de 2011.
Ma mission s’effectue dans le prolongement de deux autres volontariats sur le thème de la justice environnementale, ceux de Diane puis de Zoé. Il s’agira de prolonger leurs actions, en relayant, en appuyant les mobilisations et en produisant de l’expertise sur le sujet. Je devrai aussi lier les problèmes induits par le libre échange aux injustices sociales et environnementales, pour essayer d’avoir une sensibilisation du public sur la question et réussir à ce que l’ALECA crée le débat.

Pour aller plus loin / sources :

Abdeljelil Bedoui et Mongi Mokadem, Evaluation du partenariat entre l’Union européenne et la Tunisie, 2016. Article de presse à ce sujet en suivant ce lien.
Maxime Combes et al., Les naufragés du libre-échange, de l’OMC au Tafta, Les liens qui libèrent, 2015.
Aitec et société civile tunisienne, Réponse au questionnaire de la Commission européenne sur un accord de libre-échange complet et approfondi entre l’UE et la Tunisie
Le site internet bilaterals.org regroupe les informations sur tous les traités de libre échange actuellement en négociation.